le nœud d’Incendies, pièce
de Wajdi Mouawad jouée en 2003, commence par une simple histoire de famille.
Une histoire d’héritage.
Hermile Lebel est un notaire
sentimental, qui préfèrerait regarder le vol des oiseaux depuis la fenêtre de
son bureau plutôt qu'un centre d’achats. Face à lui,
deux jumeaux, Jeanne et Simon, venus entendre les dernières volontés de leur
mère, Nawal Marwan, qui ne leur parlait plus depuis cinq ans. Les deux enfants
apprennent tout à coup qu’ils ne sont pas seuls. Que quelque part leur frère
est en vie et qu’ils ont un père qui les attend. Que leur mère prostrée et
muette face à une vérité qu’elle n’osait pas leur dire, a fait de ce temps de
l’héritage le temps de la vérité sur leur naissance. Jeanne reçoit la mission
de remettre une enveloppe à ce frère dont elle n’a jamais entendu parler.
Simon, le combattant, le boxeur, une autre enveloppe à remettre à leur père.
Jeanne la première accepte
d’abandonner sa vie et de quitter l’univers rationnel des mathématiques pour
remettre son enveloppe. Simon refuse d’abord son rôle. Puis il part aussi. Et à
tous les deux la vérité leur brûlera la voix
Incendies, c’est
l’histoire des origines. C’est l’histoire d’une enquête, l’histoire d’une
tragédie.
Wajdi Mouawad, Incendies,
Leméac/Actes Sud – papiers, 2003
Incendies ne cède rien,
sur aucun plan. Elle ne fait ni de concessions sur le style, ni sur la poésie
des images. Elle ne fait ni le deuil de l’intrigue bien ficelée, ni le deuil du
poids des mots. Elle ne met pas l’engagement du poète sur le côté. Incendies
brûle sur tous les fronts : de l’écriture, du théâtre, du drame de
l’intime et même du pamphlet politique. C’est une fantastique œuvre de
totalité, qui se présente comme une pièce de théâtre alors qu’elle a tout du
recueil de poésie.
Extrait de la scène 9 : « Lire, écrire, compter,
parler »
[…]
NAZIRA. Apprends à lire,
apprends à écrire, apprends à compter, apprends à parler. Apprends. C’est la
seule chance de ne pas nous ressembler. Apprends. Promets-le moi.
NAWAL. Je te le promets.
NAZIRA. Ils m’enterreront
dans deux jours. Ils me mettront en terre, le visage tourné vers le ciel, sur
mon corps ils lanceront chacun un seau d’eau mais ils ne marqueront rien sur la
pierre car aucun d’eux ne sait écrire. Toi, Nawal, quand tu sauras, reviens et
rave mon nom sur la pierre. Grave mon nom car j’ai tenu mes promesses.
NAWAL. Je te le
promets !
NAZIRA. Je m’en vais, Nawal.
Pour moi, ça se termine, la lumière sera bientôt là, mais toi Nawal, toi… ça ne
fait que commencer… nous, notre famille, les femmes de notre famille, sommes
englués dans la colère depuis si longtemps : j’étais en colère contre ma
mère et ta mère est en colère contre moi tout comme tu es en colère contre ta
mère. Toi aussi tu laisseras à ta fille ta colère en héritage. Il faut casser
le fil. Alors apprends à lire, apprends à écrire, apprends à compter, apprends
à parler. Apprends. Puis va-t’en. Tu entendras ma voix qui te dira :
« Pars Nawal, pars ! Prends ta jeunesse et tout le bonheur possible
et quitte le village ». Tu es le sexe de la vallée, Nawal. Tu es sa
sensualité et son odeur. Prends-les avec toi, et arrache-toi d’ici comme on
s’arrache du ventre de sa mère. Apprends à lire, à écrire, à compter, à
parler : apprends à penser. Nawal. Apprends.
Nazira meurt.
On la lève du lit.
On la pose dans un trou.
Chacun lance sur son corps
un seau d’eau.
C’est la nuit.
Chacun se recueille.
Un téléphone portable se
met à sonner.
Extrait de la scène 23 « La vie est autour du
couteau »
[…]
SOLDAT 1. Au début ma main
tremblait. C’est comme dans tout. La première fois est hésitante. On ne sait
pas combien ça peut être fort un crâne. Alors on ne sait pas comment il faut
cogner. Le couteau, on ne sait pas où le planter. On ne sait pas. Le plus
difficile, ce n’est pas de planter le couteau, c’est de le retirer, parce que
tous les muscles se contractent et agrippent le couteau. Les muscles savent que
la vie est là. Autour du couteau. Alors on aiguise la lame et il n’y a plus de
problème. La lame sort comme elle rentre. La première fois c’est dur. Après
c’est plus facile, c’est comme dans tout.
[…]
Pour la petite histoire, cette
pièce a sans doute été jouée une paire de fois. Mais elle a surtout été
l’occasion d’une magnifique et vibrante lecture à deux voix avec Ruby et moi et
une bouteille de rosé, chacun dans des rôles différents, variants au gré des
pages, au parc de la citadelle de Strasbourg. Pour tous ceux qui n’ont pas pu
être là, tant pis pour vous, c’était hier soir, c’était une sorte de flashmob’
et c’était fugace. Mais peut-être partagerons-nous volontiers à nouveau cette
expérience avec ceux que ça intéresse le temps d’une autre soirée?
Incendies est une pièce à vivre.
Incendies est une pièce à vivre.